Jean Baudrillard

Jean Baudrillard
Le meurtre de l'image

Le désir de photographier vient peut-être de ce constat : vu dans une perspective d'ensemble, du côté du sens, le monde est bien décevant. Vu dans le détail, et par surprise, il est toujours d'une évidence parfaite.

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BAUD2BLe désir de photographier vient peut-être de ce constat : vu dans une perspective d’ensemble, du côté du sens, le monde est bien décevant. Vu dans le détail, et par surprise, il est toujours d’une évidence parfaite.

Le photographe rêve d’une lumière hyperboréenne, d’une atmosphère raréfiée, où les choses prennent l’exactitude qu’elles auraient dans le vide…

C’est la photographie qui nous rapproche le plus d’un univers sans image, c’est-à-dire de l’apparence pure… Dans la photo, on ne voit rien. Seul l’objectif ” voit “, mais il est caché… Entre la réalité et son image, l’échange est impossible. La réalité ” pure “, si cela existe, reste une question sans réponse. Et la photo est elle aussi une question posée à la réalité pure, qui n’attend pas de réponse…

La photo a un caractère obsessionnel, caractériel, extatique et narcissique. C’est une activité solitaire. L’image photographique est discontinue, ponctuelle, imprévisible et irréparable, comme l’état des choses à un moment donné…

On dit que le réel a disparu sous la profusion des images. Mais on oublie que l’image, elle aussi disparaît sous le coup de la réalité…
La plupart des photos actuelles ne reflètent plus que la misère objective et la violence de la condition humaine. Or cette misère et cette violence nous touchent d’autant moins qu’elles nous sont signifiées ouvertement. Il faut au contraire, pour que son contenu nous affecte, que l’image nous touche par elle-même, qu’elle nous impose sa langue originale. Pour qu’il y ait transfert sur le réel, il faut qu’il y ait le contre-transfert de l’image, et que tous les deux soient résolus…

BAUD1BCe que je regrette, c’est l’esthétisation de la photographie. L’image photographique constitue une révolution considérable dans notre mode de représentation. Son irruption a remis en cause l’art lui-même dans son monopole esthétique. Or, de nos jours, le mouvement s’est inversé : c’est l’art qui dévore la photo plutôt que le contraire. Et c’en est fini de ce néant au cœur de l’image, qui fait sa magie et sa puissance.

C’est ici qu’intervient la photo à titre d’image qui ne signifie rien, qui ne veut rien signifier, qui résiste à la violence de l’information, de la communication, de l’esthétique, et retrouve l’événement pur de l’image comme forme de résistance.

Silence de la photo. Une de ses qualités les plus précieuses, à la différence du cinéma et de la télévision, à qui il faut toujours imposer silence, sans y réussir.

Jean Baudrillard