Parmi les sept artistes sélectionnés pour l’exposition “Mutations 1”, aucun ne représente le monde frontalement. Chacun l’approche comme s’il était désormais impossible de fonder une démarche pertinente à partir de son simple enregistrement. Comment interpréter cette rupture avec les postures photographiques traditionnelles ? Ce qui se joue à travers ces mutations de l’image photographique va bien au-delà des seuls enjeux esthétiques et formels. Les procédés de retouche numérique ou de montage, le recours aux figures stylistiques que sont la parodie ou la fiction visent à défier les limitations associées au seul enregistrement du réel afin de l’approcher d’une façon plus stratégique que frontale, plus construite que représentative. Rompant aussi bien avec la fonction de représentation traditionnellement assignée à la photographie qu’avec l’ordre établi de l’imagerie dominante, les artistes ici rassemblés inventent de nouvelles modalités du visible et du dicible. À la posture classique et franche du photographe face à son objet répondent des im-postures sophistiquées qui posent radicalement la question de notre rapport au monde.
Les paysages naturels et urbains de l’Allemande Beate Gütschow sont le produit de montages numériques par lesquels sont assemblés des fragments de plusieurs prises de vues. […] Les personnages insérés dans le paysage LS.7 sont assis au premier plan et nous tournent le dos à la manière des peintures romantiques de Caspar Friedrich : ils servent de relais entre notre propre regard et la ligne d’horizon. La fusion n’est plus celle, romantique, du sujet dans un paysage mais celle, artificielle, d’une nature imparfaite fragmentée et recomposée par ordinateur. […]
L’implication physique du Français Philippe Ramette dans ses œuvres paraît aux antipodes du travail de traitement numérique de Beate Gütschow. Pourtant, son utilisation constante de prothèses pour se mettre en scène de façon spectaculaire repose également sur un dispositif d’addition artificiel, la prothèse servant à restaurer un manque. […]
La surenchère absurde des mises en scènes imaginées par l’artiste révèle, en un mode à la fois drôle et poétique, la quête désespérée d’un rapport authentique au monde. […]
La stratégie soustractive du Slovaque Marek Kvetan apporte une autre perspective aux démarches additives de Gütschow et Ramette. La série “Vidoc” se compose de prises de vues réalisées dans des villes de plusieurs pays. […] En limitant son intervention au gommage numérique, Marek Kvetan attire l’attention sur la saturation des informations dans l’espace public. […] Les interventions numériques de l’artiste opèrent dans la densité des villes pour introduire des silences, des suspensions dans le flux ininterrompu des signes. […]
Au format des affiches publicitaires répond le gigantisme des photographies réalisées par le collectif moscovite AES+F. S’adressant aux agences de casting, aux clubs sportifs et aux écoles de danse pour recruter ses mannequins, le collectif suit les tendances esthétiques de la mode et des médias qui recourent à des modèles de plus en plus jeunes pour définir leur image de marque. […]
La médiatisation du réel n’apparaît jamais aussi fortement que lorsqu’elle parasite l’espace de la subjectivité, comme c’est le cas avec les étranges portraits réalisés par les Luxembourgeoises Carine et Elizabeth Krecké. Aucune prise de vue ne précède la fabrication de ces images qui sont extraites de films hollywoodiens. Le matériau initial est déjà une image que les artistes retouchent au crayon et par traitement digital. […] Le flou et les regards fuyants situent les visages entre présence et absence. […]
Avec sa série “Muri di Piombo” (Murs de plomb), la jeune artiste italienne Eva Frappiccini a tenté de revivre l’histoire sanglante de son pays en revenant sur les crimes perpétrés par les Brigades Rouges dans les années 80. Rome, Turin, Gênes, Milan, partout où son travail de reconstitution historique la mène, Eva Frappiccini bute sur les silences gênés des habitants. Le “mur de plomb” se dresse dès que l’histoire commune rencontre les peurs individuelles et le tabou. […]
L’intrigante série “3min compaction” de l’Autrichienne Nina Dick est obtenue par la superposition de couches d’informations qu’elle comprime à la surface de la photographie. Personnages et architectures se chevauchent à l’intérieur de ce pelliculage très dense jusqu’à disparaître ou se traduire sous la forme de vibrations sensibles. […] Les photographies sont des traces mémorielles constituées par la stratification d’une multitude d’images intermédiaires. […]
Les sept artistes européens ici rassemblés attestent une nouvelle fois que les œuvres ont cette capacité de résonner esthétiquement avec les mutations du monde. […] Abandonnant leur posture traditionnelle sur le monde, les artistes endossent les rôles d’enquêteurs (Frappiccini), de saboteurs d’images (Kvetan) d’agents de publicité (AES+F) ou d’illusionnistes (Ramette).
Ces stratégies d’infiltration et de déplacement sont autant de manières de multiplier les points de vue sur le monde et d’en souligner le caractère relatif. Fonder leurs démarches sur des dynamiques plutôt que sur des esthétiques, sur des devenirs plutôt que sur des formes, sur des fictions assumées plutôt que sur des utopies de la vérité photographique, telles sont les voies que tracent aujourd’hui ces artistes mutants dans une Europe en pleine mutation.
André Rouillé
(Extrait de “Postures et impostures photographiques”, in Mutations 1 2006/07 Contemporary European Photography, éditions Contrasto, 2006)
Commissaire : Jean-Luc Monterosso, directeur de la MEP
Exposition réalisée avec le soutien d’Alcatel, de CulturesFrance, du Forum autrichien et en partenariat avec Le Monde 2.
Le Groupe Alcatel, premier partenaire du Mois Européen de la Photo, a également proposé la création du Prix Alcatel du Mois de la Photo, décerné par un jury international composé de professionnels de la photographie, à l’un des sept artistes exposés.